NOTES

 

Pour cet exemple et plusieurs de ceux qui suivent, Hugo partage une observation de Guizot -et l'illustre des mêmes personnages analysés dans le même ordre-, mais l'interprête d'une manière différente en la liant au génie de Shakespeare et non au genre de la comédie.

Guizot écrit (ouvrage cité, p. LXXV et suiv.): « On trouverait difficilement, dans les tragédies de Shakspeare, une conception, une situation, un acte de passion, un degré de vice ou de vertu, qui ne se rencontrent également dans quelqu'une de ses comédies; mais ce qui là est approfondi, fertile en conséquences, fortement lié à la série des causes et des effets, est ici à peine indiqué, offert un instant à la vue pour la frapper d'un effet passager, et disparaître bientôt dans une nouvelle combinaison. Dans Mesure pour mesure, Angelo, cet indigne gouverneur de Vienne, après avoir condamné à mort Claudio pour crime de séduction envers une jeune fille qu'il veut épouser, travaille lui-même à séduire Isabelle, soeur de Claudio, en lui promettant la grâce de son frère; et lorsque, par l'adresse d'Isabelle qui substitue à sa place une autre jeune fille, il croit avoir reçu le prix de son infâme marché, il donne ordre d'avancer l'exécution de Claudio. N'est-ce pas là de la tragédie? Un fait pareil se placerait bien dans la vie de Richard III; aucun crime de Macbeth ne présente cet excès de scélératesse. Mais dans Macbeth, dans Richard III, le crime produit l'impression tragique qui lui appartient, parce qu'il est vraisemblable, parce que les formes et les couleurs de la réalité attestent sa présence [...]. Chez Angelo, le crime n'est qu'une abstraction vague, attachée en passant à un nom propre sans autre motif que la nécessité de faire commettre à ce personnage telle action qui produira telle situation dont le poëte veut tirer tels et tels effets. Angelo n'est présenté d'abord ni comme un scélérat, ni comme un hypocrite; c'est au contraire un homme d'une vertu exagérée dans sa sévérité. Mais la marche du poëme veut qu'il devienne criminel, et il le devient; son crime accompli, il se repentira autant que le poëte en aura besoin, et se trouvera en état de reprendre sans effort le cours naturel de sa vie un moment interrompu.

Ainsi dans la comédie de Shakspeare, passera devant les yeux du spectateur toute la vie humaine, réduite en une sorte de fantasmagorie, reflet brillant et incertain des réalités dont sa tragédie offre le tableau. Au moment où la vérité semble près de se laisser saisir, l'image pâlit, s'efface, son rôle est fini, elle disparaît. Dans le Conte d'hiver, Léontès est jaloux, sanguinaire, impitoyable comme Othello; mais sa jalousie, née tout à coup et d'un simple caprice à l'instant où il faut que la situation commence à se former, perdra soudain ses fureurs et ses soupçons dès que l'action aura atteint le point où doit naître une situation nouvelle. Dans Cymbeline que, malgré son titre, on doit ranger parmi les comédies puisque la pièce est entièrement conçue dans le même système, la conduite de Jachimo n'est ni moins fourbe, ni moins perverse que celle d'Iago; mais son caractère n'a point expliqué sa conduite, ou plutôt il n'a point de caractère; et toujours prêt à dépouiller le manteau de scélérat dont l'a revêtu le poëte, dès que l'intrigue touchera à son terme, dès que l'aveu du secret que lui seul peut révéler sera nécessaire pour faire cesser entre Posthumus et Imogène la mésintelligence que lui seul a causée, il n'attendra pas même qu'on le lui demande, et méritera ainsi d'avoir part à cette grâce générale qui doit être la fin de toute comédie.

Je pourrais multiplier à l'infini ces exemples; ils abondent non-seulement dans les premières comédies de Shakspeare, mais encore dans celles qui ont succédé à ses plus savantes tragédies. Partout on verrait les caractères aussi peu tenaces que les passions, les résolutions aussi mobiles que les caractères. Ne demandez ni vraisemblance, ni conséquence, ni étude profonde de l'homme et de la société; le poëte ne s'en inquiète guère et vous invite à vous en inquiéter aussi peu que lui. Intéresser par le développement des situations, divertir par la variété des tableaux, [...] voilà les plaisirs qu'il vous offre. Du reste rien ne tient, rien ne s'enchaîne; vices, vertus, penchans, desseins, tout change et se transforme à chaque pas. La bêtise même n'est pas toujours une propriété assurée au personnage qu'on en a d'abord affublé. Dans Cymbeline, l'imbécile Cloten devient presque fier et spirituel quand il s'agit d'opposer l'indépendance d'un prince anglais aux menaces d'un ambassadeur romain; et dans Mesure pour mesure, le constable Le Coude, dont les balourdises ont fait le divertissement d'une scène, parle presque en homme de sens lorsque, dans une scène postérieure, un autre que lui est chargé d'égayer le dialogue. Tant est vagabond et négligent le vol de la pensée à travers ces capricieuses compositions! tant sont fugitives les créations légères qui viennent les animer!

[...] Qu'un roi de Sicile, jaloux, sans savoir pourquoi, d'un roi de Bohème, se décide à faire mourir sa femme et exposer sa fille; que cette enfant, abandonnée sur un rivage de la Bohème et recueillie par un berger, devienne, au bout de seize ans, une beauté merveilleuse et la bien-aimée de l'héritier du trône [...]. Mais la main d'un grand poëte s'en saisit, et la fable absurde qui ouvre le Conte d'hiver devient intéressante par la vérité brutale des transports jaloux de Léontès, l'aimable caractère du petit Mamilius, la patiente vertu d'Hermione, la généreuse inflexibilité de Pauline; et, dans la seconde partie, cette fête des champs, sa gaieté, ses joyeux incidens, et, au milieu de cette scène rustique, la ravissante figure de Perdita, unissant à la modestie d'une humble bergère l'élégance morale des classes élevées, offrent, à coup sûr, le tableau le plus piquant et le plus gracieux que la vérité puisse fournir à la poésie. Que seraient les noces de Thésée et d'Hippolyte, et la situation rebattue de deux couples d'amans malheureux les uns par les autres? Il n'y a là qu'une combinaison décousue, sans intérêt comme sans vérité. Mais Shakspeare en a fait le Songe d'une nuit d'été; au milieu de cette fade intrigue interviendront Obéron et son peuple de fées, [...]. »